Je travaille pour Satan (Part 2)

 

Chapitre 2 : l’Enfer des Procédures

Lecteur,

 

T’es-tu déjà dit, au moment d’effectuer des démarches administratives : « C’est long, c’est chiant, je bite rien, ce formulaire n’a ni queue ni tête, pourquoi ils ne répondent pas à mes questions, je hais l’administration, ils me rendent fou, appelez les pompiers, je sens que je vais foutre le feu » ?

Tu n’es pas le seul. Il y a même des chances qu’au sein même de l’institution à laquelle tu as affaire, quelqu’un se dise exactement la même chose.

 

C’était mon cas dès mon arrivée à la DDEA. J’ai en fait été recrutée en renfort à un moment clé de mon service : la campagne d’évaluation des directeurs d’écosystème (DE).

Peut-être ne le savais-tu pas, mais le ministère évalue tous les directeurs de zoo, gardes-chasses, managers de ménagerie (répétez cela dix fois, très vite) ainsi que les superviseurs de safaris ou ZOZOs (Zones d’Observation Zoologique Organisée). Comme l’ancien dispositif était trop simple et peu adapté à la volonté ministérielle de mieux fliquer encadrer ses ouailles, une réforme a été récemment instaurée, avec une armada de documents officiels tout moches, tout nouveaux.

DEDE

Admirez ce chef-d’œuvre d’esthétisme et de modernité conçu par Jean-Eude, expert ès Word 98 au Ministère.

 

La mise en œuvre de la nouvelle procédure, simple et rationnelle (comme toujours), s’est donc faite en 23 étapes.

Lecteur, accroche-toi à ton slip.

 


1. Le Cab (surnom affectueux donné au Cabinet, c’est-à-dire les esclaves personnels du Directeur et de ses adjoints) bloque le nombre de créneaux idoine dans les agendas et transmet le calendrier à Odile, ma responsable.

2. Odile appelle chacun des DE afin de leur proposer un créneau et leur expliquer à quelle sauce ils vont être mangés (harissa, ail, oignon, avec une pointe de migraine). Il faut notamment leur demander de pré-remplir le tout nouveau formulaire ministériel de 14 pages servant de support à l’évaluation : le DÉDÉ (Document d’Evaluation des Directeurs d’Ecosystème).

3. Une fois les explications fournies, un mail de convocation officiel est envoyé à chaque agent pour leur préciser la date et l’heure à laquelle ils vont être reçus.

4. Les DE envoient leurs DÉDÉs par mail. Je les passe tous en revue pour compléter les informations manquantes (certains se contentent d’écrire leur nom et leur grade, je dois donc mener ma petite enquête pour trouver la date de naissance, la date d’affectation, la catégorie d’établissement, etc). Je prends soin, notamment, de reporter en page 3 les objectifs issus du dernier DODO (Document Opérationnel de Détermination des Objectifs) de l’agent, mais aussi corriger la mise en page facilement défigurée du document Word dégueulasse que nous a pondu le Ministère.

OUI, je parle de toi, Jean-Eude, « Responsable du Numérique », avec tes lunettes en cul de bouteille. Je SAIS que tu prononces Google « gougole » et que tu fais tes copier-coller à coups de clics droits.
IMPOSTEUR.

5. Si tout se passe bien (c’est-à-dire, pas souvent), le DE a rempli la page 7 du DÉDÉ, dédiée aux souhaits de mutation. Le cas échéant, je prépare un formulaire séparé appelé DADA (Document d’Anticipation des Demandes d’Affectation) à l’intention des évaluateurs, qui devront réserver une partie de l’entretien à causer promotion et déménagement près du littoral.

6. Le Cab nous ayant signalé des changements dans l’agenda de la Sainte Trinité, Odile rappelle les DE impactés pour leur proposer un nouveau créneau.

7. Au même moment, nous réunissons pour les dossiers papiers tous les documents utiles à l’entretien : la dernière évaluation, le dernier DODO, etc.

8. Une fois toutes les pièces réunies, nous donnons le dossier papier au Cabinet et envoyons par mail le dossier numérique à l’évaluateur concerné

(Oui, il leur faut impérativement les 2 formats, c’est très important. Dossier numérique pour les consultations nomades : dans le train, dans l’avion, à l’hôtel. Dossier papier pour les annotations, le coloriage et la lecture aux toilettes).

9. Dommage ! Le calendrier a encore changé car Mme Jaguar, directrice adjointe, est invitée à l’inauguration d’un écoparc pour bébés chacals. Il faut à nouveau rappeler les agents pour changer une deuxième fois la date du rendez-vous.

10. Alors que nous pensons avoir bouclé les dossiers, le Directeur Général nous dit que l’encart « évaluation des objectifs » page 3 est à faire compléter par les agents (oui, ce sont eux qui s’autoévaluent en amont, sinon ça fait trop de travail pour les évaluateurs). Nouvelle tournée d’appels.

11. Ah oui, tout compte fait il s’avère impératif que les agents fournissent une fiche de poste. (Et tant pis pour eux s’ils se retrouvent à pondre ça dans l’urgence la veille de leur rendez-vous). Enième coup de bigophone (à ce stade, les Directeurs d’Ecosystèmes doivent trembler en voyant s’afficher le numéro d’Odile sur leur téléphone).

12. Je vérifie à nouveau les documents que nous envoient les DE, réimprime les formulaires, renvoie les docs par mail, etc.

13. Les DE, parés de leur plus belle cravate/paire d’escarpins en croco, viennent passer leur entretien à la DDEA de Montzébu.

14. Le Cab nous fait alors parvenir les dossiers des personnes ayant passé leur entretien. Mon travail consiste alors à dactylographier les notes manuscrites (plus ou moins lisibles, plus ou moins organisées) dans les DÉDÉs et les DADAs.

Parfois, le Directeur Général M. Caïman nous envoie un texte saisi au kilomètre sur une page Word (le boss de la DDEA ne va tout de même pas s’abaisser à faire la saisie directement dans le document approprié …). Je m’adonne alors à un savant jeu de copier-coller sur les différents formulaires pour que les remarques apparaissent au bon endroit et que les bonnes cases soient cochées.

15. Une fois les DÉDÉ/DADA complétés par votre serviteur, je les réimprime, glisse chaque page dactylographiée en face des pages manuscrites dans des parapheurs et transmet le tout au Cab.

16. Pas de chance, nos efforts de déchiffrage ont échoué sur certaines phrases écrites à l’arrache dans la marge avec un tas d’abréviations absconses (voire des fautes d’orthographe et de grammaire). Retour du parapheur avec de nouvelles annotations. La petite secrétaire incompétente que je suis doit revoir sa copie, re-re-re-re-re-re-re-réimprimer les pages incriminées et les soumettre à nouveau à l’auguste regard de ses Supérieurs.

17. Ouf, les formulaires sont enfin validés et signés ! Il faut à présent les scanner et les envoyer un à un aux directeurs d’établissements pour qu’ils puissent les lire et les consulter à leur tour (et ce plusieurs mois après leur rendez-vous ; certains se font légèrement impatients).

18. Dans le meilleur des cas, les DÉDÉs et autres DADAs nous reviennent sans encombre par courrier postal. Il convient alors :

19. d’en faire une copie,

20. de les numériser,

21. de procéder à l’archivage papier et numérique,

22. et d’envoyer l’original à la DREA (Direction Régionale des Espèces Animales).

23. Hélas, dans certains cas, nous faisons face à des recours.

M. Fourmilier, chef de ZOZO (par exemple) émet des réserves à l’égard des appréciations de M. Serval, Directeur Adjoint préposé aux affaires de la Savane. En effet, l’évaluateur a coché la case « très bien » et non pas « excellent » concernant la compétence « Réactivité face aux crises et tentatives d’évasion » (son établissement, après tout, contient près d’une dizaine d’éléphants qui comme chacun sait, ne sont pas exempts de velléités libertaires). Une phase de négociations commence alors entre les parties concernées par coups de fils et mails interposés (heureusement, c’est Odile qui se charge de cette étape délicate). Au terme des discussions, le Cabinet émet un courrier officiel expliquant pourquoi M. Serval a raison, et Odile appelle l’intéressé pour faire passer la pilule. M. Fourmilier signe : hourrah, la crise est réglée ; nous pouvons déclarer l’affaire close, envoyer le DÉDÉ à la DREA et boire notre café en paix.


Voilà ce qui m’a occupée, ainsi qu’un certain nombre de mes collègues, pendant plus de trois mois. Je crois qu’il n’y a pas de mots pour décrire le niveau cosmique d’absurdité de ce travail : c’est peut-être encore plus con, pénible et désespérant que Charlot qui resserre ses boulons  dans Les Temps Modernes. A la fin de la campagne, les bureaux sont jonchés de liasses de papiers dont les trois quarts doivent partir à la jaille, les pauvres filles du Cab étouffent des rires détraqués ; et moi, lecteur, avec mes DÉDÉs, mes DADAs et mes DODOs, j’en perds mon alphabet.

satan2

 

A la revoyure, je dois terminer mon sandwich aux trombones.

 

Dididododudu,

 

LCAB